Carlo Caretto (1910 - 1988), Lettre du désert
La veille au soir, j’étais passé par Irafok. Lorsqu’on était arrivé au village, la population était accourue, se pressant autour de la jeep. J’avais remarqué que le vieux Khada tremblait de froid. L’idée me vont de lui donner une des deux couvertures qui composaient mon « ghess », mais j’éludai facilement cette pensée. J’imaginais la nuit que j’allais passer à trembler moi aussi. Le peu de charité qui était en moi remonta à l’assaut, me suggérant que ma peau ne valait pas plus cher que la sienne, que je ferais bien de lui donner une de mes couvertures.
Lorsque je partis, les 2 couvertures étaient encore dans la jeep. Maintenant elles étaient devant moi et j’en éprouvais une grande gêne. J’essayais de m’endormir, les pieds appuyés sur le grand rocher, sans trouver le sommeil. Un mois auparavant, un targhi avait été écrasé par un bloc de pierre, pendant qu’il faisait la sieste. Je m’assurais de la stabilité du bloc.
Je m’étendis à nouveau sur le sable. Je rêvais que je dormais sous la grande pierre et qu’à un moment… je sentis le bloc basculer sur moi. Je me crus mort. Non : vivant, mais le corps écrasé. Je m’étonnais de ne pas souffrir. J’étais totalement immobilisé. J’ouvris les yeux et je vis Khada qui tremblait devant moi à Irafok. Alors, je n’hésitais plus à lui donner la couverture, d’autant plus qu’elle était inutilisée, et à un mètre de moi. J’essayais d’allonger la main pour la lui offrir mais le bloc qui m’avait écrasé m’empêchait de faire le moindre mouvement. Je compris que j’étais au purgatoire et que la souffrance de l’âme était « de ne pas pouvoir accomplir ce que l’on pouvait accomplir auparavant et que l’on aurait dû faire ». Qui sait pendant combien de temps j’allais devoir contempler, dans cette position incommode, cette couverture tout près de moi, preuve tangible de mon égoïsme et de mon état d’homme encore incapable d’entrer dans le Royaume de l’Amour.
J’essayais de savoir combien de temps j’allais rester sous cette pierre. Je trouvais la réponse dans le catéchisme : « Jusqu’à ce que tu sois capable d’un acte d’amour parfait ». Et je ne m’en sentais pas encore capable. L’acte d’amour parfait, c’est l’acte de Jésus qui monte au calvaire pour mourir pour nous. Et moi, membre de son Corps mystique, on me demandait si j’étais arrivé à cette maturité d’amour qui fait désirer suivre le Maître au calvaire, pour le salut de ses frères… Moi qui étais capable de voir trembler l’un de mes frères et d’en détourner les yeux, comment aurais-je été capable de mourir pour lui, comme Jésus mourut pour tous les hommes ? Et là, je compris que j’étais perdu et que, si Quelqu’un n’était pas venu m’aider, j’aurais passé des ères géologiques sans pouvoir bouger. Je regardais ailleurs, et je m’aperçus que toutes ces pierres n’étaient autres que les tombeaux des autres hommes. Eux aussi, jugés dans l’Amour et trouvés tièdes en cet Amour, ils étaient là, immobiles, attendant Celui qui un jour avait dit : « Je vous ressusciterai au dernier jour ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire